The Cheese Museum

Du 6 mai 2015 au 23 mai 2015
Vernissage le mercredi 6 mai 2015
“Ce magasin est un musée : Monsieur Palomar, en le visitant, 
comme au Louvre, sent derrière chaque objet exposé 
la présence de la civilisation qui lui a donné sa forme
 et qui, de lui, prend forme.”
Italo Calvino, Monsieur Palomar, 1985


Depuis le début des années 2000, Nicolas Boulard développe une pratique artistique qui puise ses principales sources d’inspiration dans les produits des terroirs. En grand curieux voire fin connaisseur des multiples règles qui en encadrent la production et la commercialisation, les retournements et autres déplacements qu’il opère en les déjouant l’ont par exemple conduit à planter un vignoble bordelais en Alsace ou à contrefaire une cuvée de Romanée-Conti. Son travail pointe de fait des problématiques sociétales dont l’actualité ne se conjugue jamais au passé, telle que la définition d’un territoire, d’une identité et de ses limites. Si l’artiste cultive volontiers les incursions dans des domaines a priori étrangers à la culture artistique, son exploration de la viticulture ou, plus récemment, du monde des fromages, le renvoie régulièrement à des références majeures de l’art du XXe siècle dont nombre de ses œuvres se font écho.

Après avoir mêlé l’art et le vin en un ensemble d’œuvres pour le moins intelligentes et subversives, l’artiste a placé au centre de sa démarche l’intuition fulgurante d’un rapprochement possible entre les formes géométriques de l’art minimal et les formes des fromages les plus répandus sur les étals de nos marchés. En 2010, alors qu’il fait ses courses, Nicolas Boulard constate une troublante similitude entre un fromage de chèvre à pâte molle et croûte fleurie en forme de pyramide tronquée, le Valençay, et une œuvre de Sol LeWitt dont il vient d’observer la reproduction dans un catalogue d’exposition. C’est le point de départ de Specific Cheeses, projet à multiple dimensions par lequel il s’emploie notamment à réaliser avec des producteurs consentants plusieurs ensembles de fromages – à ce jour Chavignol, Brie de Meaux, Triple Cream, Emmental, Castelmagno – reprenant les 12 Forms Derived from a Cube d’une sérigraphie de Sol LeWitt (1982). Le projet est accompagné de la mise en place d’une Confrérie de membres et de la création d’un Fanzine, dont le troisième numéro vient d’être publié.

Bien que le travail de Nicolas Boulard ait déjà fait l’objet de premières propositions monographiques en institution – The Rule of Cool au Centre d’art de Clamart en 2013, La Suspension d’Incroyance au Frac Alsace, Sélestat en 2012 –, The Cheese Museum constitue sa première exposition personnelle dans un contexte de galerie. À l’instar du Monsieur Palomar d’Italo Calvino qui “regarde du dehors”, et fidèle à une attitude qui sous-tend l’ensemble de son travail, Boulard appréhende d’abord cet espace en testant les règles qui en régissent le fonctionnement. Transformée en une crémerie de choix, la galerie laurent mueller présente, avec The Cheese Museum, une sélection d’œuvres récentes et pour partie inédites dont la réunion tisse un dialogue entre des formes géométriques et organiques, toutes d’inspiration fromagère.

The Cheese Museum offre ainsi au regard de son visiteur attentif un ensemble de “dessins-papiers-découpés” réalisés d’après nature – les Swiss Cheeses (2014) –, une peinture monumentale figurant une fine part de Mimolette (2014) dans la tradition abstraite américaine de l’Hard-edge painting, plusieurs Portions (2015) en volume disposées au sol, fragments de formes géométriques notamment inspirés des règles officielles de découpe des fromages, une colonne sans fin post-brancusienne de fromages de chèvre – Colonne Valençay (2014) – ou encore une sculpture suspendue au plafond, imposant Provolone (2015) nourri de l’intérêt de Nicolas Boulard pour les formes organiques et sensuelles de Jean Arp. Car les croisements avec de grandes figures de l’art moderne s’imposent. Partout présents, immédiatement perceptibles ou tendus en embuscade, ils sont en toutes circonstances infiniment savoureux, telle cette référence à la couverture du catalogue de l’exposition First Papers of Surrealism (1942) imaginée par Marcel Duchamp, et convoquée par l’artiste à propos de ses Swiss Cheeses (2014). Si le travail sur l’aléatoire constitue le premier plan de ces “dessins-papiers-découpés”, l’emplacement de chaque perforation étant déterminé par l’observation rigoureuse de tranches d’Emmental et reporté via une méthode de mise au carreau sur l’espace rectangulaire de la feuille de papier, on ne peut en effet s’empêcher de dresser le parallèle avec la couverture duchampienne et le commentaire qu’en a livré l’historien d’art suisse Stephan Hauser dans le Fanzine #1 du projet Specific Cheeses. On le sait, Marcel Duchamp fut farceur1, adepte de jeux de mots à tiroirs, et les questions de trous, yeux et gaz soulevées par cette couverture ne nous étonneront pas outre mesure.

Comme le soulignait de manière salutaire Christophe Kihm dans The French Paradox2, la première monographie de l’artiste parue en 2011, son projet, s’il peut prêter à sourire, est pourtant des plus sérieux. Une des forces décapantes de son travail, toujours très documenté, est d’ailleurs de pointer des thèmes de recherches concrets. À partir de l’observation de fromages et d’un ensemble de recherches sur l’origine étymologique commune des mots “forme” et “fromage”, Nicolas Boulard déploie ainsi une réflexion fondamentale sur les interrelations entre la forme et le contenu dans le champ de la sculpture.

Marie Chênel



1 Jean-Yves Jouannais, dans son ouvrage L’idiotie, art, vie, politique  - méthode (éd. Beaux-Arts Magazine, 2003) souligne ainsi que “l’œuvre duchampienne prend racine dans le maelström de bouffonneries des arts incohérents, dans les rires gras de l’Almanach Vernot” (p.20). Exposition des Arts incohérents où, lors de l’édition de 1884, on pouvait d’ailleurs découvrir des sculptures en gruyère.
2 The French Paradox, 2011, éd. Analogues, Arles.